Jardiner : pourquoi ? Pour qui ?
Qu’est ce que jardiner ? Pourquoi et pour qui jardine-t-on depuis des temps immémoriaux ? Le sens commun indique deux types de raisons, dans toutes les sociétés qui disposent de la notion de jardin. On crée et entretient un jardin pour se nourrir et pour des usages esthétiques et symboliques. Plus il est alimentaire, plus le jardin satisfait des besoins humains organiques essentiels. Plus il est ornemental ou rituel, plus il répond à des usages esthétiques et symboliques.
Dans les deux cas, le jardin adopte les formes d’une relation fonctionnelle et technique à la nature : aux sols, aux climats et aux plantes ; celles que le jardinier par son travail décide de lui donner, parfois en mélangeant les deux finalités. J’aimerais montrer que, quelles que soient les intentions du jardinier, le jardin n’est pas seulement un lieu d’utilités alimentaires, symboliques et ornementales, et par conséquent de contraintes écologiques et techniques, mais également un outil de conquête, et un lieu de libération et de résistance sociale. Et que c’est pour ces raisons qu’il a traversé les âges et les cultures, qu’il a pu se renouveler sans cesse, et qu’il change encore aujourd’hui.
Le jardin comme résistance culturelle au donné naturel
Dans les sociétés primitives qui vivent dans les forêts, le jardin est le lieu de l’échange symbolique avec les esprits. Chez les Achouars, tribu Jivaro de l’Amazonie décrite par l’anthropologue Philippe Descola (2005), il existe des enclos de jardins dont les plantes cultivées (manioc) sont nommées comme si elles appartenaient à la famille. De même, les animaux sauvages chassés tout autour sont désignés comme des parties prenantes de la vie tribale qui dépend d’eux.
Dès que les jardins apparaissent dans la Grèce et la Rome antiques, ou bien dans les royaumes chinois, ils sont subordonnés à la demeure aristocratique comme lieu habité du commerce avec les divinités et les hommes. Face à une nature beaucoup plus hostile qu’aujourd’hui, le jardin symbolise le pouvoir des hommes d’écarter les menaces de la nature, autant que leur capacité à en tirer parti à des fins individuelles ou collectives. Il en sera de même dans la plupart des jardins du monde occidental à partir de la fin du Moyen Âge européen. Soit en faisant appel aux sciences et aux techniques de chaque époque (géométrie, optique, hydraulique, architecture, botanique, etc.), soit à partir du XVIIIe siècle à l’art pictural du paysage dans les jardins dits paysagers, pittoresques ou « de l’homme sensible » (Baridon, 1998).
Dans ces situations, comme l’écrit Sartre (1943), « la réalité humaine rencontre partout des résistances et des obstacles qu’elle n’a pas créés ». En brisant cette adversité, les créateurs des techniques de jardins s’affranchissent du donné naturel (le relief, l’eau, le sol). Ils montrent comment ils peuvent tenir les fins qu’ils s’assignent pour eux et pour leurs commanditaires. Car si le jardin est outil de libération, il est aussi instrument de pouvoir politique.
Le jardin comme outil de conquête culturelle et de pouvoir
Quand la conquête coloniale française s’installe en Afrique du Nord, les urbanistes qui mettent en oeuvre la ville européenne à côté des opl commencent presque partout à mettre en place des jardins publics. Le jardin du Hamma à Alger à partir de 1850 ; le parc du Belvédère en 1890 à Tunis ; le jardin du Triangle de vue, puis le jardin d’essai à Rabat au Maroc dans les années 1910. Certes, les nouvelles idées hygiénistes d’urbanisme étaient en vogue pour lutter contre les graves épidémies qui décimaient les villes traditionnelles partout dans le monde. Elles exigeaient de créer des parcs, des rues et avenues vastes et aérées dans les villes. Mais surtout elles devaient faire face à une autre adversité : la résistance de la culture arabo-islamique à la conquête européenne. Pour cette raison autant urbanistique que politique, le jardin colonial s’est adapté aux situations. D’abord purement utilitaires (des jardins d’acclimatation des plantes cultivées dans les trois capitales), ils sont devenus d’agrément notamment à Tunis et Rabat à l’intention des colons français, espagnols et italiens. Et dans ces derniers cas, en introduisant après le style haussmannien des architectures néo-mauresques témoignant de l’intérêt stratégique du colonisateur pour la culture urbaine maghrébine. D’une manière comparable, les jardins publics européens ont migré vers les villes des colonies espagnoles (Buenos Aires, La Plata), portugaises (Rio de Janeiro), et anglaises (Amérique du Nord, Inde). Imposée aux dépens de celle des sociétés locales, la liberté du colonisateur a fait usage du jardin comme outil au service des États européens et de leurs modèles économiques et urbains. De manière symétrique, les minorités sociales font également usage des jardins comme instruments de (re)-conquête de leurs libertés.
Pierre Donadieu
Professeur émérite, ENSP de Versailles-Marseille
Conférences et échanges Jardiner autrement – Paris 9 février 2012